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Coronavirus et Plannification

Tribune Patrick Weil Historien

Le Monde

Publié le 08 mai 2020


L’historien Patrick Weil dresse un parallèle, dans une tribune au « Monde », entre la France de la première guerre mondiale et celle de la pandémie, montrant ce que la Grande Guerre a à nous apprendre aujourd’hui.


La lutte contre le coronavirus n’est pas une « guerre », mais la comparaison faite avec la première guerre mondiale n’en est pas moins instructive. Comme en 1914, face au danger de défaite ou de mort, la vie de l’ensemble des citoyens est immédiatement bouleversée, ainsi que la production et l’économie des Etats engagés dans le conflit.

Surtout, comme aujourd’hui, les dirigeants politiques de la France n’étaient pas prêts quand l’épreuve survint. Ils avaient pensé à une guerre, mais de courte durée. Dès septembre 1914, malgré le sursaut de la Marne, la France est au bord du gouffre. Le général Joffre, chef de l’armée, fait savoir qu’il sera à court de munitions d’ici cinq semaines. De Bordeaux, où le gouvernement s‘est replié, Alexandre Millerand, le ministre de la guerre, lance alors une coopération avec l’industrie privée, afin de multiplier par dix la production d’obus pour le canon de 75. Renault et Citroën transforment leur production. Albert Thomas, chargé d’organiser la production d’armement, parcourt la France à la recherche de projets locaux. Dans tout le pays, les ateliers, les usines et les ouvriers sont mobilisés pour la fabrication d’obus ou de produits nécessaires à la guerre. Mais l’occupation par les troupes allemandes de dix départements du Nord-Est prive vite la France d’une grande partie de ses matières premières (fer, acier et charbon). Le blé manque aussi pour nourrir la population.Article réservé à nos abonnés Lire aussi

A Bordeaux, une rencontre décisive a lieu entre Jean Monnet, devenu affréteur maritime de 26 ans, et René Viviani, président du Conseil. Monnet trouvait étrange que Français et Britanniques, qui font la guerre ensemble, achètent séparément, et donc en concurrence, les biens nécessaires à leurs armées et aux civils. Il rencontre Viviani et le convainc, puis part pour Londres et y négocie avec une société privée, la Hudson Bay Company, un gigantesque contrat d’approvisionnement de la France en blé, métaux, fil de fer barbelé et bateaux. A partir de 1915, il est l’envoyé à Londres d’Etienne Clémentel, ministre du commerce, qui, à la fin de la guerre, sera chargé de tout le ravitaillement du pays. La coopération franco-britannique se renforce au point qu’en 1917, l’ensemble des navires des deux alliés sont mis en commun, de même que l’achat des produits de première nécessité, du blé à l’acier. Quand l’Amérique rejoint la guerre, en 1917, les navires ainsi libérés peuvent transporter vers la France les soldats qui contribueront à la victoire.S’inspirer de la planificationL’Allemagne aussi avait été surprise en 1914, d’abord par l’échec de son offensive éclair, mais surtout par l’entrée en guerre des Anglais aux côtés des Français et des Russes. Walter Rathenau, dirigeant de l’entreprise d’électronique AEG, en saisit immédiatement les conséquences : les Anglais instaureraient sous peu un blocus maritime et les matières premières manqueraient à l’Allemagne. Rathenau soumit au ministre de la guerre un plan visant à remplacer les matières premières importées et à enregistrer les stocks existants, plan immédiatement mis en œuvre par Rathernau lui-même. Des campagnes de substitution des produits importés furent lancées auprès du public. Après son départ du ministère, en mars 1915, Rathenau exposa dans une conférence cette coopération inédite entre les entreprises et le gouvernement, dans un système décentralisé de sociétés de guerre créées dans tous les secteurs de l’économie, et qu’il appela la « planification ». Sa conférence eut un retentissement mondial. L’Américain Raymond Moley, principal inspirateur du New Deal de Franklin Roosevelt, considéra qu’avec Le Capital, de Karl Marx, aucun autre texte économique n’avait eu plus d’influence sur le monde. Il avait inspiré Wilson et son War Industries Board dès 1917, puis Lénine, Roosevelt en 1933, avant Monnet et de Gaulle en 1945.Article réservé à nos abonnés Lire aussi La gauche et les syndicats retrouvent les bienfaits de l’Etat-providencen Allemagne, les initiatives privées avaient trouvé un appui décisif chez les politiques. Les manques ne furent pas cachés au public – à l’époque, il ne s’agissait pas de masques, de tests ou de médicaments, mais de munitions et de nourriture – et cela permit la mobilisation des citoyens et la réquisition des entreprises. En France, cela ne dispensa pas le gouvernement d’être contrôlé activement par les parlementaires. Mais la critique portait surtout sur la stratégie militaire et diplomatique. Quand Clemenceau constitua, en novembre 1917, le sixième gouvernement depuis 1914, il conserva les ministres chargés de l’autre volet décisif de la guerre, le ravitaillement : ils avaient fait leurs preuves.La direction politique et administrative de la France n’était alors pas si centralisée, si homogène et si éloignée par sa formation et ses aspirations de la réalité concrète du pays. Dans l’administration, il y avait encore beaucoup d’ingénieurs et, au sein du gouvernement, des personnalités qui surent prendre des tournants immédiats et radicaux. La réquisition puis la planification ne leur firent pas peur, pas plus qu’au patronat, à qui elle signifiait que l’entreprise devait songer, au-delà de la satisfaction de ses actionnaires, à sa responsabilité sociale. Innovation internationale lors de la première guerre mondiale, la planification fut à nouveau à l’ordre du jour dix ans plus tard, avec la Grande Dépression de 1929 suivie par la seconde guerre mondiale.»

Aujourd’hui, le chômage de masse n’attend même pas la victoire contre la pandémie pour exploser, tandis que se profile à l’horizon une nouvelle guerre de l’humanité contre un ennemi commun, le réchauffement climatique.A la santé comme à la guerreLa planification doit redevenir non le cadre de toute l’action économique mais, selon la méthode de Monnet, une coopération dans des secteurs clés, décisifs aujourd’hui pour l’emploi et le climat, par exemple les transports, l’énergie et les réseaux. Selon la même méthode, il faut reconfigurer l’Europe, mettre en commun l’action dans ces secteurs où se joue son avenir si l’Europe veut encore avoir un rôle dans l’histoire du monde.Mais il ne faut pas oublier la conséquence politique la plus importante de la première guerre mondiale, le cri commun de tous les peuples meurtris par les millions de morts : « Plus jamais ça. » La guerre était, avant 1914, un moyen légal de régler des contentieux entre Etats ; elle fut progressivement mise hors la loi. La première étape fut, en 1919, d’organiser un processus international de prévention des guerres ; si un pays violait les règles ainsi établies, se déclenchait immédiatement à son encontre un embargo financier et économique. Certes, dans le cas d’une pandémie, aucune contamination ne pourra jamais être prévenue. Une politique mondiale de vaccinations et de prévention devra être relancée et, surtout, son financement assuré. Et la non-information par un pays du démarrage d’une pandémie devrait être sévèrement sanctionnée et la responsabilité pénale des dirigeants engagée. La santé de l’humanité deviendrait ainsi un bien commun mondial


Patrick Weil est directeur de recherche au CNRS.


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