Par Laurent Joffrin, directeur de «Libération» — 15 avril 2020 à 16:58
Le gouvernement annonce que la production française diminuera de quelque 8% en 2020. C’est la plus forte baisse du PIB qu’on ait connue en France depuis la guerre. Cet effondrement provoquera, selon toutes probabilités, une remontée en flèche du chômage, un assèchement des recettes publiques, une myriade de faillites d’entreprises. Ce sera une expérience de décroissance in vivo que les Français – et même les écologistes – vivront, à n’en pas douter, comme un cauchemar.
On s’habitue à tout depuis le début de cette crise sans exemple. Pourtant il faut une nouvelle fois considérer, en prenant un peu de recul, l’extraordinaire décision prise par les gouvernements de la planète pour enrayer la pandémie : voici des pouvoirs qu’on dit obsédés par la croissance, la prospérité, la bonne marche des affaires, et qui n’ont pas hésité plus de quelques jours à jeter bas leur économie pour limiter les pertes humaines entraînées par la pandémie. Décision inouïe, dans tous les sens du terme. Il y a un siècle, la «grippe espagnole», autrement plus meurtrière, avait été dissimulée aux peuples, et n’avait suscité que des réactions faibles et disparates, malgré un bilan humain de quelque trente millions de morts.
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En 1969, un autre virus, celui de la «grippe de Hongkong», avait parcouru le monde en tuant un million de personnes, dont environ 40 000 en France. Aucun gouvernement n’avait réagi, sinon par des mesures ténues et parcellaires ; la presse y avait consacré quelques entrefilets, mi-rassurants mi-désinvoltes, et l’opinion, en dehors des familles endeuillées, ne s’est aperçue de rien. Personne ou presque, en France, pas même l’ancienne génération, ne se souvient qu’en 1968 et 1969, un fléau comparable à celui du coronavirus avait frappé le pays.
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Ce petit rappel historique détruit quelques clichés qu’on entend souvent à propos des sociétés contemporaines. Minées par la logique de la rentabilité, dit-on, celles-ci ne cessent de régresser, de faire reculer les protections et les garanties, de sacrifier les valeurs humanistes sur l’autel d’une croissance matérielle sans rime ni raison. La réaction des gouvernements montre tout le contraire. Elle traduit une sensibilité inédite dans l’histoire à la souffrance humaine et un sens aigu de la protection des populations, en regard duquel les considérations économiques se sont effacées.
De même, on incrimine l’hubris d’un enrichissement sans fin, la folle course de l’humanité vers un bien-être matériel sans limite. A juste titre, si l’on considère les dommages infligés à la nature par une économie prédatrice pour l’environnement. Mais on oublie de dire que c’est grâce au même enrichissement collectif que les nations disposent des moyens de lutter contre le virus. Sans prospérité économique, point de système hospitalier moderne, d’appareillage sophistiqué, de soignants nombreux et bien formés pour lutter contre la pandémie. Et sans le développement rapide des pays «émergents», on doute qu’ils auraient eu les moyens de limiter, comme ils l’ont fait, la propagation du virus.
Dernier cliché, cultivé sans retenue par une certaine droite réactionnaire : on déplore sur tous les tons l’individualisme d’une société qui oublierait son héritage, ses traditions, son identité collective et laisserait les habitants du monde global isolés et déracinés, livrés sans défense à l’aveugle volonté de puissance des forces économiques. Or l’épreuve du confinement que nous vivons depuis un mois – et pour un mois encore – montre au contraire la persistance impressionnante des valeurs de civisme, de discipline collective, d’entraide et de solidarité familiale ou amicale, au sein de sociétés qu’on croyait désarticulées et dominées par un égoïsme batailleur.
Conclusion dérangeante, sous la forme d’une question qui heurtera les Cassandre de la modernité : et si nous vivions, malgré les excès, les inégalités, les destructions, les angoisses, agités en permanence par tout ce que la scène intellectuelle compte de «déclinistes», de prophètes de la décadence,
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