La Pause philo Des réflexions en action
Le 23 mars 2020
Entre vulnérabilité et collectivité : le Covid-19 comme puissance existentialiste
« le plus dur n’est pas tant d’être confinés que d’être séparés »
Alors que le confinement général vient d’être déclaré en France, nous nous apprêtons à découvrir un nouveau mode de vie et, avec lui, son lot d’obstacles, de remises en question et, espérons-le, de moments de grâce.
Disons-le franchement : la crise sanitaire du Covid -19 a le mérite de nous confronter, toutes et tous, à l’impérieuse nécessité de réintroduire le questionnement existentiel dans nos vies individuelles et collectives. Ce qui se joue sous nos yeux et jusque dans nos chairs est une crise majeure, mais aussi une opportunité de s’investir pleinement dans une redécouverte de l’essentiel, tant malmené quand, insouciants, nous tenons la vie pour acquise.
L’existentialité ou la question du sens de notre présence au monde
Alors qu’elle est souvent raillée car grossièrement assimilée à une réflexion de philosophe « perché » (au mieux inutile, au pire intellectuellement onaniste), la réflexion existentielle est pourtant, je crois, ce qui se rapproche le plus de la notion désuète de « propre de l’humain ». Exister, ce n’est pas simplement vivre. L’existence, comme l’indique son étymologie latine (exsistere = “sortir de”), cette capacité qu’a l’humain de vivre en se tenant hors de lui-même, c’est-à-dire en n’étant enchainé à rien d’autre que sa liberté. Réfléchir existentiellement, c’est donc questionner le sens de sa présence au monde pour agir en conséquence.
Difficile, ici, de séparer la question du « pourquoi ? » de celle du « vers où ? ». Qu’on parle du sens ou des sens, le fondement reste le même : celui d’une orientation tant pratique que théorique dans un monde que nous n’avons pas choisi. Heidegger parlait d’être-jeté pour désigner cette condition initiale de non-choix (personne ne demande à venir au monde, pas plus qu’on ne choisit ce monde qui nous accueille) et souligner sa violence. Nous sommes jetés dans le monde sans programme, sans directive, bref sans boussole. Il y aurait beaucoup à dire sur cette notion d’être-jeté et je ne saurais trop vous conseiller la lecture des Nourritures de Corine Pelluchon pour concevoir notre inscription dans le monde sous un angle beaucoup plus positif, mais le contexte donne à l’idée un relief des plus saisissants.
Nous voici brutalement confrontés à une situation inconnue dont le péril n’est pas uniquement sanitaire, mais aussi économique et politique. D’ailleurs, le politique n’est foncièrement rien d’autre que l’art de traduire en pratique notre existence collective. Au choc de l’événement doit ainsi correspondre une constructive sévérité du questionnement : que révèle cette crise sur ce que nous sommes ? Quel(s) sens lui donner ? Vers où aller pendant et après ?
Une précision s’impose avant d’aller plus loin et c’est à nouveau Heidegger qui est convoqué. Dans Etre et Temps, son œuvre majeure, le philosophe distingue “l’existentiel” de ce qu’il nomme « l’existential ». L’existentiel concerne la façon dont l’humain assume, concrétise son existence dans les faits. « L’existential », lui, désigne la structure ontologique de l’existence, c’est-à-dire ce qui la caractérise invariablement, essentiellement. Ainsi, la liberté humaine est un « existential » et ce que nous en faisons concrètement relève de l’existentiel. Le fait de choisir un mode d’organisation démocratique par exemple est une détermination existentielle de l’existential qu’est la liberté. La réflexion existentielle, au niveau métaphysique, porte donc sur le sens attribuable aux existentiaux. C’est le niveau auquel se situe cet article, car c’est à lui que le COVID-19 nous confronte brutalement. Dans la suite, j’utiliserai donc le terme “existentialité” pour désigner 1) la recherche des existentiaux et 2) le sens qu’on peut leur donner.
La vulnérabilité et la collectivité comme existentiaux
Mais la liberté n’est pas seule en son royaume. Deux autres existentiaux s’imposent aujourd’hui avec vigueur à la réflexion : la vulnérabilité et la collectivité ; celle-ci étant, comme on le verra, la meilleure réponse à celle-là. Malgré des décennies d’idéologie techniciste et individualiste, le constat reste le même : nous naissons et demeurons ensemble autant que vulnérables. Dès lors, quel sens donner à ces existentiaux ?
La réponse de la modernité et de son avilissement dans une (contre-)existentialité techno-consumériste fut de les considérer comme d’outrageuses entraves au potentiel humain et, plus précisément, au potentiel de l’individu. On trouve aujourd’hui un exemple paroxystique de cette idée dans le discours de nombreux transhumanistes qui considèrent la vieillesse comme une maladie ou le corps comme une prison pour l’esprit et qui assignent à la technologie un rôle providentiel dans notre lutte pour l’arrachement à l’humaine (trop humaine) condition. La vulnérabilité, qui s’exprime le plus explicitement dans l’enfance et la sénescence, bien que rémanente tout au long de nos vies, doit être donc être occultée comme un secret de famille aussi honteux que douloureux. Mieux encore, elle doit être niée. Quant à la collectivité, quand bien même serait-elle jugée absolument primordiale au quotidien, l’administration économique de nos vies fait qu’il n’est possible de s’y consacrer qu’au prix de sacrifices auxquels nous sommes nombreux à ne pas pouvoir ou vouloir consentir.
Voilà pourtant que ce couple d’existentiaux se rappelle à notre bon souvenir, semblable au retour du refoulé psychanalytique, provoquant ainsi une stupéfiante dissonance cognitive : moi, humain, être prométhéen par excellence, je resterais foncièrement fragile et dépendant ? Au royaume du superflu, l’essentiel est dispensable. Le dévoiement de l’individualisme en égoïsme glouton est même parvenu à disqualifier la réflexion collective sur cet essentiel ! Seul le moi est apte à juger de ce qu’il est, en oubliant que ce concept porte une vocation universelle dont l’individu égoïste est la parfaite antithèse.
Pour une phénoménologie non critique du “nous”
C’est là l’idée que nous aurions dû retenir avec force de la funeste menace écologique et que le Covid-19, parce qu’il nous touche immédiatement dans nos chairs, rendra peut-être enfin incontournable. Car une autre réponse à la question du sens des existentiaux existe bel et bien : celle où la vulnérabilité, reconnue comme condition existentielle, n’est pas un affront fait au potentiel humain, mais un fondement à partir duquelle bâtir notre existence. Consacrer l’existentialité de la vulnérabilité c’est faire avec (au sens de composer) plutôt que contre.
Être vulnérable n’est pas synonyme d’être faible au sens sottement viril du terme et encore moins d’être plaintif ou végétatif. La vulnérabilité est certes la trace de notre finitude, mais c’est cette finitude qui, lorsqu’elle est correctement abordée, fait notre grandeur. Elle est cet inévitable et persistant défaut d’omnipotence qui pousse à la convivialité plutôt qu’au repli ou à l’indifférence. Si l’altérité n’est jamais chose facile, c’est qu’elle est une maïeutique permanente : nous sommes les accouchés des relations que nous tissons. C’est la relation qui est première, matricielle, pas les reliés. C’est ce que l’individualisme déchu en égoïsme pulsionnel ne comprend pas. Il n’y a qu’à invoquer l’expérience du confinement pour s’en convaincre : le plus dur n’est pas tant d’être confinés que d’être séparés, dissociés. Le numérique offre un secours bienvenu tout en démontrant, si encore en était besoin, qu’il n’est qu’un succédané.
Les périodes de crise ont ceci de vertueux qu’elles peuvent faire émerger une saisissante phénoménologie du “nous”, c’est-à-dire une expérience partagée du commun, qui, en temps normal, est oblitérée par des préoccupations contraires et/ou accessoires. Le défi politique est de parvenir à créer les conditions d’émergence et de permanence d’une phénoménologie non critique du nous. Autrement dit, il s’agit de se donner les moyens d’installer l’expérience du commun dans nos vies quotidiennes, sans attendre qu’une crise le fasse pour nous.
Du commun à l’individu
Désamorçons d’emblée une crainte qui pourrait poindre à la lecture de ces lignes : réhabiliter le commun, ce n’est pas faire l’apologie du communisme au sens totalitaire, ni nier les acquis salvateurs de l’individualisme éclairé. Le commun a ici une vocation universaliste. La proposition est forte, il est vrai, puisqu’il s’agit de reconnaître la vulnérabilité comme commun. Cela implique à la fois de la hisser comme existential et d’en faire un bien à respecter, à soigner. C’est là que notre condition collective entre en jeu, car elle est la seule capable d’offrir une réponse à la hauteur de l’universalité de l’enjeu. Le soin d’un existential ne peut pas être l’affaire de quelques un. Il n’y a pas d’un côté les agents de l’existentialité et de l’autre celles et ceux qui en ont l’assurance. C’est un rôle politique auquel chacun peut et doit prendre part, à son niveau.
A l’heure actuelle, pour citer un exemple brûlant d’actualité, le confinement apparaît comme cette part que nous pouvons toutes et tous prendre pour soutenir une institution formée de personnes qui se démènent, souffrent et se mettent en danger pour prendre soin de nos vies, mais aussi de nos existences au sens de façon d’être au monde. C’est là la raison qui rend insupportable l’inconséquence de certains et de certaines eu égard aux mesures certes contraignantes, mais avant tout salutaires de confinement. Le jargon guerrier étant de rigueur depuis la seconde allocution présidentielle, on ne combat pas un virus comme on combat le terrorisme. Le Covid-19 se fiche de nos valeurs et de notre mode de vie, voilà pourquoi on ne saurait lui répondre par la réaffirmation inconditionnelle de ce dernier, c’est-à-dire en ne changeant rien. En cet instant, protéger notre mode de vie, c’est protéger les soignants. Demain, il s’agira de faire en sorte (autant que possible) que cela n’arrive plus.
Sur ce point, on comprend d’ailleurs une fois encore que tout est lié : le hasard de la programmation télévisuelle fît que, mardi 17 mars, France 2 diffusa un documentaire aussi beau qu’inquiétant sur les glaciers. On y découvre que la fonte du permafrost nordique lié au réchauffement climatique menace de libérer toutes sortes de virus encore inconnus. Et c’est là sans compter les risques tout aussi catastrophiques que la fonte des géants de glace fait courir, non seulement à l’humanité, mais à l’ensemble du vivant. La vulnérabilité bafouée de nos écosystèmes ne fait donc qu’accroître notre propre vulnérabilité. La vulnérabilité terrestre est notre vulnérabilité.
Il faut le dire, construire du commun n’est pas chose facile, a fortiori quand il nécessite une réforme d’ordre existentiel. Les crises écologique et, aujourd’hui, sanitaire présentent toutefois l’avantage d’ouvrir la voie. De toutes parts, le monde et ses porte-voix (scientifiques, écologistes et populations déjà touchées) nous rappellent à l’ordre. Nous sommes chaque jour un peu plus nombreux à assimiler, au sens métabolique du terme, le sens obligeant de ce cri d’alarme. Levinas ne l’a jamais admis, mais la visagéité dépasse l’humain : il y a un visage terrestre. L’humaine noblesse s’enracine dans la capacité d’en faire l’expérience et d’agir en conséquence. Pour être effective, cette action doit cependant être universelle ; et pour normaliser l’universel, il faut réhabiliter la primauté du commun sur l’individuel. On ne s’élève pas au commun par l’individu, on descend à l’individu par le commun. Voilà pourquoi l’universalisme dont nous avons besoin aujourd’hui n’est pas une abstraction négatrice des particularismes : sa pratique doit se déployer selon des marges de manœuvres respectueuses de son principe, comme le rappelle justement Francis Wolff.
Revitaliser les institutions
Mais d’où vient qu’aujourd’hui l’universalisme français apparaît dévitalisé ? C’est que la préséance écrasante de l’économisme sur le politique, accouche d’une existentialité de l’inessentiel. Metro-boulot-dodo, en somme, auquel il faudrait rajouter « conso » (que Netflix affirme ouvertement vouloir substituer au dodo, puisque son concurrent n’est autre que le sommeil). Tel est le quadriparti de l’existence occidentale rêvée par le système économique en place qui cherche à faire feu de tout bois en faisant de l’existence un marché. Non-vie donc. Ou plutôt inexistence. Un virus trahissant d’autres virus. Le COVID-19 a la délation facile. Comment, dans ces conditions, trouver le temps et la réflexivité nécessaire pour nourrir en pensées comme en actes cet universalisme et l’existentialité du commun qu’il suppose ? La solution passe, je crois, par une revitalisation de nos institutions sur lesquelles nous reposons trop sans en connaître l’histoire et les valeurs, mais aussi sans participer à leur fonctionnement. Nous en avons fait des abstractions alors que l’universel se pratique, s’éprouve, se vit. Sans cette vitalité, il reste une belle idée condamnée à la nécrose.
Un article réalisé par Julien De Sanctis
[Après un double cursus en philosophie et en management, Julien est aujourd’hui doctorant (CIFRE) à l’UTC en philosophie et éthique appliquées à la robotique sociale. Il effectue sa thèse avec Spoon, une entreprise conceptrice de « créatures artificielles ». Amateur de métal et fan d’Arnold Schwarzenegger, il rêve de pouvoir boire son café chaque matin aux pieds des montagnes ou au bord de la mer avec son fidèle golden retriever. Son objectif philosophique est de (re)concilier théorie et pratique pour explorer le pouvoir transformateur de la philosophie.
Twitter : @JulienDeSanctis
Mail : julien.desanctis@essec.edu
Site personnel : Prometheus Shame]
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