En Amazonie, la grande peur des indigènes

Des membres de la tribu Pataxo, à l’entrée de leur village de Nao Xoha, le 25 mars dans l’Etat brésilien du Minas Gerais. WASHINGTON ALVES / REUTERS
Le Monde du 11 avril
Un contrôle sanitaire dans la tribu ticuna, à Lago Grande, au Brésil, le
2 avril. AFP/SESAI
Bogota, LiMA, Rio de Janeiro - correspondants
Nicolas Bourcier, Amanda Chaparro Marie Delcas, et Bruno Meyerfeld
Les communautés tentent de se protéger du virus et sont le plus souvent
livrées à elles-mêmes
Le scénario d’une crise profonde prend chaque jour un peu plus forme au
sein des communautés indigènes d’Amazonie. Répartis sur 7 millions de
kilomètres carrés, douze fois la taille de la France, à cheval sur neuf
pays, les Indiens du bassin amazonien recensent, depuis un peu plus
d’une semaine, les premières contaminations au coronavirus. D’une région
à l’autre, les cas se multiplient et pourraient prendre des proportions
alarmantes si les orientations des autorités locales pour aider les
peuples autochtones à faire face à l’épidémie de Covid-19 demeurent à ce
point inexistantes, ou presque.
Au Brésil, au moins trois Indiens d’Amazonie sont déjà décédés des
suites de la maladie, selon l’Institut socio-environnemental (ISA) − une
ONG spécialisée dans les droits des peuples −, qui conteste les chiffres
divulgués par le ministère de la santé (celui-ci ne reconnaissait,
vendredi 10 avril, que 6 cas confirmés, 24 suspects et un seul décès).
En Equateur, les Indiens sont d’autant plus inquiets que, dans ce petit
pays de 15 millions d’habitants, le nombre de malades est monté ces
derniers jours à 7 161, celui des morts à 297. La ville de Guayaquil,
submergée par la pandémie, n’est qu’à sept heures de route de la jungle,
un peu plus de 200 km à vol d’oiseau. Au Pérou, un seul cas a été à ce
jour recensé, celui d’un leader indigène, Aurelio Chino, contaminé lors
d’un séjour en Europe où il effectuait une tournée pour dénoncer les
ravages de l’industrie pétrolière. Il a été en contact avec plusieurs
personnes avant d’être confiné.
Manque de décision
Partout, la peur gagne les aldeias (« villages ») indiens où le
confinement à l’intérieur des communautés est, par nature, difficile. La
vie collective dans la maloca, la « maison commune », rend toute
quarantaine individuelle quasi impossible. Une situation d’autant plus
périlleuse que les populations indigènes souffrent déjà de multiples
comorbidités, qu’elles sont plus exposées aux virus et ont moins accès
aux soins.
« On le sait, affirme Sydney Possuelo, célèbre sertaniste (spécialiste
du sertao, région du nord-est du pays) brésilien et ancien président de
la Fondation nationale de l’Indien (Funai),cette nouvelle maladie
hautement contagieuse et virulente représente un danger particulier pour
ces populations immunologiquement vulnérables. De tout temps, les virus
transmis par les Blancs aux peuples autochtones ont eu un effet beaucoup
plus dangereux en raison de la faiblesse de leurs anticorps. » De 90 à
95 % des 10 à 12 millions d’Indiens présents au moment de l’invasion
européenne ont été exterminés par les maladies importées par les
colonisateurs.
Pour l’heure, les communautés tentent de s’adapter. Dans la plupart des
pays, les dirigeants locaux ont imposé l’« auto-isolement ». Un réflexe
qui fait partie d’une stratégie adoptée depuis des siècles pour se
prémunir des violences extérieures. Au Brésil, où la pandémie a fait
plus de 1 000 morts, les événements, voyages et activités
traditionnelles ont été suspendus dans plusieurs régions. Un peu
partout, l’entrée des étrangers est interdite dans les territoires
indigènes amazoniens. On évite d’acheter la nourriture en ville. Les
habitants des villages ayant voyagé à l’extérieur doivent passer quinze
jours en quarantaine, en ville.
La ville de Sao Gabriel da Cachoeira, sur les rives du rio Negro, plus
grande « ville indigène » du pays avec 22 ethnies différentes, s’est
mise « sous cloche » : tous les transports fluviaux et aériens en
direction ou en provenance de la ville ont été interrompus. Des tracts
mettant en garde contre la dangerosité du virus ont été traduits en
quatre langues indigènes par l’ISA et distribués dans les postes de santé.
Dans tout l’Etat d’Amazonas, les embarcations de passagers ont été
restreintes aux services essentiels, comme les pompiers, les policiers
ou les services d’urgence médicale. La Funai, elle, a suspendu les
autorisations d’entrée sur les terres indigènes dès le 18 mars. Le
ministère de la santé a embrayé, il a adopté un plan de contingence et
distribué du matériel, appelant à « diminuer le temps de contact avec
les indigènes », à la « distanciation sociale » et à « éviter les
attroupements » de personnes. Il ne répond toutefois pas à la
question-clé : comment communiquer avec les aldeias, tout en prenant en
charge les malades, sans risquer de contaminer les populations ?
En Equateur, le porte-parole de la Conféderation des nationalités
indigènes de l’Amazonie équatorienne (Confeniae), Andres Tapia,
s’inquiète, lui aussi, du manque de décisions de la part des autorités
nationales : « L’attention des pouvoirs publics se concentre évidemment
sur les agglomérations. Aucune politique, aucun protocole n’ont encore
été définis pour protéger les communautés indiennes de la forêt. »
Celles-ci regroupent plus de 300 000 individus.
Quelque 70 cas de Covid-19 ont déjà été diagnostiqués en Amazonie
équatorienne. « Certaines communautés ont fait le choix de se retirer
dans leurs réserves ou leurs tambos, leurs refuges ou relais
saisonniers. D’autres ont du mal à comprendre ce qu’il se passe »,
ajoute le responsable.

Un contrôle sanitaire dans la tribu Ticuna, le 2 avril à Lago Grande (Brésil). SESAI / AFP
« Vulnérabilité maximale »
De l’autre côté de la frontière, en Colombie, le docteur Pablo Montoya,
spécialiste en santé publique, craint que « le besoin urgent en
équipements hospitaliers de pointe dans les agglomérations ne réduise
encore les ressources qui sont allouées à la région amazonienne ». Aucun
cas de Covid-19 n’a encore été enregistré en Amazonie colombienne.
« Mais dans la jungle immense, les frontières n’existent pas », rappelle
Wilmar Bahamon, agroécologue qui y travaille depuis des années.
Les communautés indiennes utilisent pour se déplacer les innombrables
cours d’eau de la jungle, et« se réunissent à cette époque de l’année,
qui est une période de fêtes », explique Daniel Aristizabal, de
l’organisation écologiste Amazon Conservation Team (ACT).
Comment parler de quarantaine aux peuples de la forêt ? Comment leur
expliquer qu’ils devraient porter des masques ? Et éviter de dormir dans
la case commune ? L’organisation ACT a lancé une campagne sur le réseau
WhatsApp avec audios et vidéos − en espagnol et en portugais« pour le
moment » − afin de sensibiliser et de former les leaders indigènes.
« Beaucoup n’ont accès à Internet que quand ils se rendent dans les
bourgs au bord du fleuve. Mais c’est parfois le seul moyen de les
contacter », précise Daniel Aristizabal.
Pour pallier ces lacunes, les autorités péruviennes ont diffusé les
messages de prévention en plusieurs langues indigènes sur des brochures
et les ondes radiophoniques. Les affiches placardées ont été traduites
en 21 langues, dont 5 variantes de quechua. Un effort salué par les
associations indigénistes, qui ont rappelé toutefois que le pays recense
47 langues différentes.
Sur le terrain, plusieurs communautés ont fermé l’accès à leurs
territoires et déclenché leurs propres mécanismes de sécurité avant
l’imposition de l’état d’urgence, décrété par le pouvoir péruvien le
15 mars. Dans certains villages, notamment dans la région centrale de
Junin, les Indiens ont réactivé des « comités d’autodéfense », comme au
temps du conflit civil des années 1980 et 1990, il s’agissait alors de
se protéger des combattants du Sentier lumineux. Ailleurs, des groupes
indigènes ont demandé que les autorités péruviennes envisagent la mise
en place d’un pont aérien pour les malades. Tous ont exigé que l’Etat
assure le contrôle des voies d’accès de leurs territoires.
Ici, comme dans toutes les régions amazoniennes, la crainte d’une
contamination, provoquée par l’intrusion des orpailleurs illégaux et des
trafiquants de bois ou de drogue, s’est intensifiée ces derniers jours.
Alors qu’au Brésil les attaques des garimpeiros (« chercheurs d’or
clandestins ») et madeireiros (« trafiquants de bois ») redoublent
d’intensité avec l’arrivée de la saison sèche, des villages ont bloqué
plusieurs routes d’accès aux réserves en y déployant des barrières avec
des troncs d’arbres. Certains envisagent même de « fermer » les
rivières. Le 1er avril, des Indiens de la Raposa Serra do Sol, dans
l’Etat du Roraima, ont ainsi démantelé une installation de garimpeiros
le long du rio Cotingo, arrêtant quatre chercheurs d’or et de diamants.
Dans le même temps, la police environnementale de l’Institut brésilien
de l’environnement et des ressources naturelles renouvelables (Ibama),
déjà très déstabilisée par les coupes budgétaires du président d’extrême
droite Jair Bolsonaro, qui réfute toujours la gravité de la pandémie et
encourage les missionnaires fondamentalistes à entrer en contact avec
les communautés isolées, a réduit ses patrouilles au strict nécessaire
en Amazonie. Depuis le début de son mandat, M. Bolsonaro s’est également
attaqué au secrétariat spécial à la santé des indigènes (Sesai), chargé
des soins de base aux Indiens, qu’il a dû renoncer à supprimer, mais qui
a vu ses moyens également largement réduits.
Le confinement ne facilite pas la tâche des organisations sociales,
soupire l’agroécologue colombien Wilmar Bahamon, « mais les groupes
criminels, eux, ont le champ libre ». Raison suffisante pour les
organisations amazoniennes d’exiger des moyens renforcés pour se
protéger du virus et des violences, qui ne respectent aucune quarantaine.
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